23 juil. 2013

Les contraintes dans le jeu vidéo

Arnaud DAVID
Photographie par François Delnord
Ceux qui ont essayé de proposer un Game Concept le savent : je vous ai imposé beaucoup de contraintes ! Pas de jeu en 3D, pas trop d'animations pour les personnages, pas trop de décors, plein de personnages secondaires, qui retranscrive l'univers du Forum Dessiné... Pas facile de trouver une idée qui prenne tout ça en compte. Et autant vous prévenir tout de suite, ce n'est pas fini : vous aurez tout autant de contraintes quand vous ferez les graphismes ou la musique.

Pourquoi toutes ces contraintes ? Est-ce par plaisir de vous mettre des bâtons dans les roues (hahaha) ? Est-ce à cause de notre maigre budget ? Est-ce parce que notre équipe est en grande partie débutante ? Et si nous étions un vrai studio de jeu vidéo, aurions-nous moins de contraintes ?

Je suis allée poser la question à Arnaud David, qui travaille comme Producer chez Arkane Studios. Il a notamment travaillé sur Dishonored, un jeu d'action / aventure / infiltration largement applaudi par la critique. Voyons son avis sur notre Petite Fabrique !

Interview

Bonjour Arnaud et bienvenue sur la Petite Fabrique ! Tu fais un métier dont je n'ai pas encore parlé par ici. Peux-tu nous expliquer ce qu'est un Producer ?
Ah, c'est la question à laquelle il est le plus difficile de répondre ! C'est compliqué, car le métier de Producer peut avoir plusieurs sens possibles : comme l'industrie du jeu vidéo est de plus en plus grosse, les Producers sont de plus en plus spécialisés.
En gros, il y a deux grands types de Producer. Le premier - c'est le mien -  c'est le Producer qui travaille du côté des développeurs. Notre travail, c'est de faire en sorte que tout le monde sache en permanence ce qu'il doit faire, pourquoi il doit le faire et quand il doit le rendre. Nous aidons à définir des objectifs concrets pour les développeurs, par exemple "pour dans deux semaines, ce serait bien si tel personnage était dessiné et si nous avions des études de tous les vêtements qu'il va porter dans le jeu". Nous fixons aussi des deadlines, c'est-à-dire une date limite de rendu. En français, on appelle ce rôle le Chef de Projet, dont Lou Lubie vous a déjà parlé.
Le deuxième type de Producer, c'est celui qui travaille du côté de l'éditeur, c'est-à-dire la société qui finance le projet et qui distribue le jeu. Ce Producer doit surveiller que l'argent est bien dépensé, que les développeurs vont dans la bonne direction par rapport aux attentes de l'éditeur et à sa ligne éditoriale, qu'on s'adresse à la bonne cible... Une grosse partie de son travail consiste à s'assurer que tous ceux qui s'occuperont de l'édition et de la distribution du jeu, comme les responsables marketing, les attachés de presse, les juristes, les grossistes, etc., bref, que tout ce petit monde ait en permanence toutes les informations dont il a besoin pour commercialiser le jeu. Sur Dishonored par exemple, nous avions un Producer dévolu à ce rôle chez Bethesda qui s'assurait aussi qu'on livre un jeu à la fin de l'été 2012 pour que les boîtes soient dans les rayons en octobre.
Dishonored
Chez Arkane Studios, vous avez quand même une grosse équipe et un gros budget - que nous n'avons pas sur la Petite Fabrique. Est-ce que ça veut dire que vous êtes plus libres sur les contraintes ?
Ne pas avoir de contraintes, c'est une utopie. Personne ne peut dire : "on va faire un jeu qui nous plaît et on s'en fout si ça ne se vend pas" !
Même des studios comme Blizzard (qui a fait Starcraft et Diablo) ou Valve (Left 4 Dead, Half-Life), qui ont un budget et une durée de développement virtuellement illimités (parce qu'ils souhaitent avant tout produire le meilleur jeu possible, quitte à rallonger le temps de développement ou à investir plus de fonds), ne sont pas totalement libres. Leurs jeux sont attendus par des millions de fans et ils sont contraints de produire un jeu qui leur permette de rentabiliser leur investissement par la suite !
En fait, ce n'est pas parce qu'on a un gros budget qu'on a moins de contraintes, mais les contraintes sont réparties différemment (sur les graphismes et la technologie, notamment).
Tu parles de durée de développement : combien de temps ça prend de faire un "gros" jeu ? Est-ce qu'on impose une date de sortie fixe, ou est-ce qu'on sort le jeu quand il est prêt ?
Dishonored, un univers
steampunk victorien
Ça dépend des éditeurs. Sur Dishonored, on a pu rallonger un peu les délais car Bethesda, notre éditeur, nous a donné de la latitude. Mais souvent, on rentre dans des impératifs financiers pour rassurer les actionnaires sur la pérennité de la boîte. Ubisoft par exemple sort environ un Assassin's Creed par an, pour faire monter les chiffres et avoir de bons résultats. On est dans une industrie, on n'est pas là pour s'amuser !
Pour la question du temps nécessaire pour développer un gros jeu, là aussi, ça dépend. Avec beaucoup de personnes, on peut faire un jeu en moins de deux ans ; personnellement, je préfère une équipe plus petite (60 - 100 personnes) dont je peux être plus proche, et prendre entre trois et cinq ans pour faire un jeu.
Vous, sur la Petite Fabrique, vous avez un délai de trois mois et demi : c'est le temps de développement de certains jeux mobiles, Nintendo DS ou même Wii.
Parlons un peu du budget, maintenant. Pour la Petite Fabrique, on a réuni 1.000 € sur Ulule pour financer le projet, et les dons continuent. Mais combien ça coûterait si on faisait ce projet dans un petit studio ?
Ça dépend beaucoup du concept que vous allez développer, et comme la phase de votes n'est pas encore finie, je ne peux pas vous le dire. Mais le calcul de base est simple.
Comptons qu'il vous faut quatre personnes (un Chef de Projet / Game Designer, un Graphiste  / Animateur, un Programmeur et un Audio Designer / Compositeur), multiplié par trois mois et demi, multiplié par 5.000 € par personne (ce qui correspond à un salaire plus toutes les taxes et charges qui y sont liées).
Ensuite, on rajoute le coût des logiciels que vous utilisez, le coût des PC, les frais fixes (le loyer, l'électricité, Internet... les sauvegardes sur un serveur externe...) : à mon avis, on peut prévoir jusqu'à 80.000 ou 90.000 € pour votre "petit" projet !
Comment on fait, sur un projet, si quelqu'un dans l'équipe n'est pas d'accord avec certaines contraintes ou décisions ?
Chez Arkane, les Producers gèrent en partie la dimension humaine, parce que c'est une boîte relativement petite et qu'on connaît au moins le nom de chacun dans l'équipe ! Dans d'autres boîtes, c'est plus segmenté, on peut avoir une personne en charge de chaque pôle par exemple.
Dans Dishonored, vous êtes
victime d'un affreux complot
En premier lieu, on fait en sorte d'embaucher des gens qui sont capables de faire leur travail même s'ils ne sont pas d'accord. C'est aussi un travail à faire sur soi-même : il faut être capable de ravaler sa fierté et de faire ce qui doit être fait.
Quand il y a vraiment un gros problème, on en discute, on essaye de faire comprendre le choix qui a été fait. On ne peut pas tout changer juste pour une personne. Mais tout le monde ne peut pas toujours être d'accord sur tout pendant toute la durée d'un développement : au contraire, trop de consensus, ce n'est pas bon et c'est pour ça qu'on a besoin de Directeurs Créatifs et Artistiques. D'ailleurs, à titre personnel, j'ai souvent tendance à trouver que les jeux les plus intéressants sont ceux sur lesquels ont été faits les choix les plus radicaux !
A propos de consensus : au moment de créer les concepts, beaucoup des internautes qui participent à la Petite Fabrique allaient systématiquement dans le consensus. Ils proposaient des idées comme "des mini-jeux d'adresse, de réflexion et de combat, comme ça tout le monde sera content". Quel conseil pourrais-tu leur donner ?
Jonathan Blow, créateur de Braid
 Souvent, quand on apprend à travailler en groupe, on agglomère des idées et on obtient une oeuvre dont la somme n'est pas supérieure aux parties, prises individuellement. Par exemple, les collections de mini-jeux aboutissent souvent à des expériences déconnectées les unes des autres. Quand on éteint sa console, on ne se souvient de rien de marquant...
A contrario, dans nombre de petits studios dits "indépendants", on a des passionnés qui savent ce qu'ils veulent et qui produisent des expériences géniales. Je pense notamment à Braid, qui a été fait par un mec quasiment tout seul, Jonathan Blow. Il y a une grande cohérence dans son jeu et tout fonctionne bien, parce qu'il est porté par une vision radicale et efficace.
Dernière question avant de se quitter : le jeu vidéo, c'est un secteur créatif... Mais toi, ton métier ne semble pas du tout créatif. Pourquoi est-ce que tu aimes ton métier ? 
J'aime mon métier parce que je travaille en relation avec beaucoup de corps de métiers différents. Je parle de game design, de level design, de graphismes, de programmation... c'est une industrie très riche ! Dans le jeu vidéo, on croise vraiment tous types de personnes, avec des origines et des personnalités très variées.
Ce que j'aime aussi, c'est que mon boulot est nécessaire. S'il n'y avait que des créatifs, les jeux ne sortiraient jamais ! Je suis là pour dire qu'il est temps d'arrêter de réfléchir et de passer au développement. J'aime ce qui est concret, et je pense que mon intervention est utile en ce sens qu'elle rend le processus de développement plus rationnel.
Quand j'ai fait mes études dans une école spécialisée dans le domaine du jeu vidéo, j'avais envie de créer mes propres jeux. Mais au fil des projets étudiants, j'ai comparé mes qualités à celles des gens avec qui je bossais et je me suis rendu compte que je n'étais pas le plus créatif. Par contre, j'étais organisé : ne pas perdre l'objectif de vue, faire des listes et des plannings, anticiper les problèmes... Ce sont des compétences propres au chef de projet. Ça s'est donc fait tout naturellement et, à la sortie des études, je n'ai pas eu de mal à trouver du travail car c'est un profil très recherché.
Et puis, même si mon travail n'est pas créatif, je contribue autrement. J'aime faire des jeux mais mon rôle n'est pas d'apporter de nouvelles idées.  Et quand je rentre le soir chez moi, je fais d'autres choses où je peux être créatif, de la musique par exemple !
Merci pour tes explications ! Quant à moi, je vais aller remettre ma casquette de Chef de Projet / Producer... et me préparer à embêter les internautes avec les prochaines contraintes.

Rappelez-vous que les votes se terminent mercredi à minuit. Verdict jeudi !

12 commentaires :

  1. Wouah ! ça donnerait presque envie de faire du jeu vidéo ^^

    Et toi tu as déjà fait (participer je veux dire) un "gros jeu" ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mais tu vas faire du jeu vidéo, à une échelle plus modeste certes, mais du jeu vidéo quand même !

      Cet été, on va passer par les mêmes étapes que dans un studio pro, et je vais faire le maximum pour vous montrer comment se déroule la production d'un jeu dans l'industrie. Et des gens comme Antoine (Game Designer chez Cyanide), Adrien (Line Designer chez Ubisoft) ou Arnaud (Producer chez Arkane) sont prêts à vous consacrer un peu de leur temps pour m'aider à vous faire découvrir cet univers !

      Quant à moi, j'ai travaillé dans quelques studios sur de petits jeux vidéo mais jamais sur un jeu de cette envergure. Mais, si je travaillais sur un projet aussi colossal que Dishonored, je n'aurais pas le temps de m'occuper de projets comme la Petite Fabrique. Et j'ai fait mon choix :)

      Supprimer
    2. Trop cool, je suis pressé que les votes soient finis pour commencer !

      Tu as bien raison, c'est aussi sympa la Petite fabrique ^^

      Supprimer
  2. C'est bien sympa d'avoir le retour de professionnels. Merci Arnaud, Antoine, Adrien et surtout Lou !

    RépondreSupprimer
  3. Ce qui me tue, c'est qu'il y a un boulot de folie la dedans, et c'est pas eux qui vont jouer a leur chef d'oeuvre ! (A la limite les Testeurs même si ils jouent a un jeu archi-bugé... Tiens ! Aurons nous des Testeurs avant la sortie du jeu ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hello ADJ,

      Le test (qui dans l'industrie s'appelle aussi du QA, comme la Qualité dans n'importe quelle industrie) se révèle être l'une des choses les plus importantes dans le développement d'un jeu. De véritable équipes sont ainsi recrutées pour arpenter le jeu dans la recherche du moindre bug.

      La majeure partie du temps pour les projets "amateurs", c'est essentiellement l'équipe à l'origine du projet qui teste elle-même le jeu. Je pense que Lou suivra cette logique et que vous allez devoir vous y coller, c'est très formateur !

      Supprimer
    2. On dirait que nous avons un connaisseur !

      Supprimer
    3. Targuet est un Game Designer et il suit la Petite Fabrique avec intérêt :)

      Supprimer
    4. C'est cool O_o
      Tu bosses ou ?

      Supprimer
    5. Je sais que les testeurs sont la pour vérifier le moindre élément de gameplay ajouté. J'imagines même qu'il y a des testeurs spécialisés dans la détection de bug graphiques, de bug de gameplay, d'incohérences etc.

      Je sais aussi que plus un jeu est complet, plus il a des chances d'être bugé. Les jeux vidéos qui ont eu le moins de bug, c'était les tout premier !

      Par exemple, j'ai du mal a imaginer les prochains gros jeux sans bugs ! J'imagines aussi que corriger des bugs en amène des autres, et qu'il faudrait des années en plus au développement pour corriger la quasi totalité des bugs !

      Supprimer
    6. Cool ! On en a de la chance !
      Game designer où ?

      Supprimer
    7. Héhé exactement ADJ, il y a une croyance commune chez les programmeurs qui veut que si tu corriges un bug, cela t'en crée d'autres à différents endroits, certaines fois bien pires.
      Mais au final cela permet de nettoyer et d'optimiser la manière dont le jeu fonctionne, il devient ainsi de plus aisé de le manipuler pour corriger les futures erreurs.

      Et effectivement, aujourd'hui il n'y quasiment AUCUN jeu qui sort qui ne soit pas buggué. Les jeux deviennent de plus en plus conséquents et même avec une armada de testeurs, il devient difficile de traquer tous les bugs. Le meilleur exemple reste Skyrim, un jeu tellement énorme que les développeurs corrigent les bugs les plus critiques au sein du studio, puis vendent le jeu et espèrent que les joueurs leur feront rapidement des retours sur la flopée de bugs mineurs que le jeu comporte.

      Bref tout ça pour dire qu'il va falloir vous préparer à de longues, mais gratifiantes heures de test sur votre prochain jeu !

      (Actuellement je ne travaille pour aucun studio, et ce n'est pas le sujet !)

      Supprimer

La participation à la Petite Fabrique de Jeu Vidéo est libre, gratuite et sans inscription. Elle ne vous donne droit à aucune contrepartie financière.

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.